« Ce n’est pas toi que j’aime, c’est bien plus, c’est mon existence, qui m’est donnée à travers toi. »
Frank Kafka, Lettres à Milena
À qui s’adresse la lettre?
De qui vient-elle?
Que contient-elle?
Ces questions ouvrent mon commentaire sans toutefois résumer ou rassembler ce qui s’y dessine.
« Voilà déjà bien longtemps Madame Milena, que je ne vous ai plus écrit, et, aujourd’hui encore, je ne le fais que par suite d’un hasard. Je n’aurais pas au fond à excuser mon silence, vous savez comme je hais les lettres. Tout le malheur de ma vie – je ne le dis pas pour me plaindre mais pour en tirer une leçon d’intérêt général – vient, si l’on veut, des lettres ou de la possibilité d’en écrire. Je n’ai pour ainsi dire jamais été trompé par les gens, par des lettres toujours ; et cette fois ce n’est pas par celles des autres mais par les miennes. Il y a là en ce qui me concerne un désagrément personnel sur lequel je ne veux pas m’étendre, mais c’est aussi un malheur général. La grande facilité d’écrire des lettres doit avoir introduit dans le monde – du point de vue purement théorique – un terrible désordre des âmes : c’est un commerce avec des fantômes, non seulement avec celui du destinataire, mais encore avec le sien propre ; le fantôme grandit sous la main qui écrit, dans la lettre qu’elle rédige, à plus forte raison dans une suite de lettres où l’une corrobore l’autre et peut l’appeler à témoin. Comment a pu naître l’idée que des lettres donneraient aux hommes le moyen de communiquer ? On peut penser à un être lointain, on peut saisir un être proche : le reste passe la force humaine. Écrire des lettres, c’est se mettre nu devant les fantômes ; ils attendent ce moment avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route. C’est grâce à cette copieuse nourriture qu’ils se multiplient si fabuleusement. L’humanité le sent et lutte contre le péril ; elle a cherché à éliminer le plus qu’elle pouvait le fantomatique entre les hommes, elle a cherché à obtenir entre eux des relations naturelles, à restaurer la paix des âmes en inventant le chemin de fer, l’auto, l’aéroplane ; mais cela ne sert plus de rien (ces inventions ont été faites une fois la chute déclenchée) ; l’adversaire est tellement plus calme, tellement plus fort ; après la poste, il a inventé le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil. Les esprits ne mourront pas de faim, mais nous, nous périrons. »
Franz Kafka, Extrait de Lettres à Milena
– Prague, début avril 1922 –
Dans cette scène d’écriture, il n’est pas surprenant que la figure d’Euridyce soit évoquée. Et avec Elle, l’impossible transparence. Euridyce est la Femme qui suit, dans l’ombre, sans qu’on puisse La voir ; il faut toujours La deviner, La chercher du regard mais sans se retourner, sans succomber à l’immédiateté. Une nouvelle fois, encore et toujours, la tragédie : la Lettre nous y conduit fatalement.
C’est vraiment de l’excellent travail, Michèle !
Bon début de semaine a Tous!
J’espère que vous avez Tous passé un excellent week-end où que Vous soyez !
à suivre…
Rome, le 19 novembre 2007
D
Nostalgic memories ..
I think life was much more meaningful then ..with a time to pause & reflect..
LETTRE A UN FANTOME
Que mes mots s’envolent vers Toi !
« Ce n’est pas toi que j’aime, c’est bien plus, c’est mon existence, qui m’est donnée à travers toi. »
Frank Kafka, Lettres à Milena
À qui s’adresse la Lettre ?
De qui vient-elle?
Que contient-elle?
Ces questions ouvrent mon commentaire sans toutefois résumer ou rassembler ce qui s’y dessine.
L’art épistolaire, qu’il s’agisse de Lettres authentiques ou fictives, permet une construction de l’image de soi, à la fois adaptée au destinataire et choisie par l’épistolier.
Comme l’écrit Bernard Beugnot : « L’épistolier est un artisan de soi. »
Ces questions ne mériteraient pas d’être promues au rang d’interrogatifs si elles ne renvoyaient qu’à un sentiment désagréable ; en fait, ce sentiment nous met en rapport, sans discrétion, avec la tragédie. Le problème de la Lettre, ou plus précisément de l’envoi de la Lettre, est tragique pour autant que l’envoi ne garantit pas la relation, le lien, qu’on désire désespérément instituer. Le drame vient de l’absence de lien. Mais surtout, le drame provient du caractère non assuré du lien, de sa précarité, car une Lettre peut toujours ne pas arriver à destination. Il faut toujours craindre qu’une Lettre se perde, que la correspondance soit rompue.
La Lettre d’Amour, s’écrivant dans la distance, implique toujours une certaine différance du contact ; la Lettre d’Amour n’est jamais sûre d’atteindre ce qu’elle vise, même si elle arrive. Pourtant la Lettre d’Amour est indissociable de la singularité d’un désir, désir d’atteindre, non pas un Autre, mais cet Autre-ci : l’Autre en tant qu’Unique. En tant que trace singulière et singularisante, la Lettre d’Amour cherche à instituer l’Autre en tant qu’Autre, en l’appelant par son nom, même quand elle ne le nomme pas. Mais si la Lettre d’Amour s’écrit toujours dans la distance, elle s’écrit également en opposition à la distance, contre elle ; elle désire combler la béance et se résoudre en elle. Puisque la venue de l’Autre signerait la mort de l’Autre comme Autre, la mort de l’Amour et la mort de l’Ecriture. Aussi, la Lettre d’Amour, tout en appelant l’Autre et en allant à sa rencontre, veille à préserver la distance. De façon plus précise, la Lettre d’Amour travaille au profit de cette rencontre à venir – qui ne vient jamais – en suscitant un double mouvement : de soi à l’Autre et de l’Autre à soi. L’envoi de la Lettre à un sens pour autant qu’elle fournit l’occasion à l’Ego de se réfléchir dans la figure d’un Alter-ego, réduit ici à une figure purement spéculaire, un Autre soi, c’est-à-dire tout sauf de l’Autre.
Le secret de la Lettre d’Amour, ce qui ne cesse de se nier en se disant et qui, par là, se dit en se niant, réside dans le désir d’être l’Autre, littéralement. Le secret de la Lettre d’Amour c’est de croire à l’indistinction, à l’indifférenciation entre « moi » et « toi », c’est qu’il n’y ait pas d’expéditeur, pas d’adresse ; c’est de bouleverser l’ordre de la communication, c’est d’être parole errante entre « toi » et « moi », que nous pouvons nous approprier, l’Un dans l’Autre, l’Un pour l’Autre.
Il suffit de relire quelques Lettres à Milena pour s’en convaincre :
«… Au lieu de dormir, j’ai passé la nuit avec tes lettres (pas tout à fait volontairement, je dois l’avouer). Cependant, je ne suis pas encore dans le dernier dessous. A vrai dire, je n’ai pas reçu de lettre, mais cela ne fait rien non plus. Il vaut beaucoup mieux maintenant ne pas s’écrire chaque jour ; tu t’en es rendu compte en secret, avant moi. Les lettres quotidiennes, au lieu de fortifier, dépriment ; autrefois, je buvais ta lettre d’un trait, et je devenais aussitôt (je parle de Prague, non de Merano) dix fois plus fort et dix fois plus altéré. Mais maintenant, c’est tellement triste ! Je me mords les lèvres en te lisant ; rien n’est plus sûr sauf la petite douleur dans les tempes. Mais peu importe, excepté une chose, une seule chose, Milena : d’abord, ne pas tomber malade. Ne pas écrire est bon (combien de jour me faut-il pour venir à bout de deux lettres comme celles d’hier, Sotte question, peut-on venir en venir à bout en deux jours ?), mais il ne faut pas que la maladie en soit la cause. Je ne pense qu’à moi en parlant ainsi. Que ferais-je si tu étais malade ? Très probablement, ce que je fais maintenant, mais comment ? Non, je ne veux pas y songer. Et pourtant, quand je pense à toi, toujours étendue dans ton lit, comme tu étais à Gmünd le soir, dans le pré (où je te parlais de mon ami et où tu écoutais si peu). Et ce n’est pas une image douloureuse, c’est proprement le meilleur au contraire de ce que je suis capable de penser en ce moment : tu es au lit, je te soigne un pue, je vais, je viens, je te pose la main sur le front, je m’abîme dans tes yeux quand je me penche sur toi, je sens ton regard qui me suit quand je vais et viens dans la chambre, et je sens toujours, avec un orgueil que je ne peux plus maîtriser, que je vis pour toi, que j’en ai la permission, et je remercie le destin parce que tu t’es un jour arrêtée près de moi et que tu m’as tendu la main. Et ne serait-ce qu’une maladie qui passera bientôt et te laissera mieux portante que tu n’étais auparavant, et dont tu te relèveras plus grand, tandis qu’un jour, bientôt, et espérons-le, sans douleur et sans bruit, je m’enfoncerai dans la terre. Ce n’est pas cela qui me tourmente, mais l’idée que tu tombes malade si loin de moi… »
Franz Kafka, Extrait de Lettres à Milena – Août 1920 –
« Voilà déjà bien longtemps Madame Milena, que je ne vous ai plus écrit, et, aujourd’hui encore, je ne le fais que par suite d’un hasard. Je n’aurais pas au fond à excuser mon silence, vous savez comme je hais les lettres. Tout le malheur de ma vie – je ne le dis pas pour me plaindre mais pour en tirer une leçon d’intérêt général – vient, si l’on veut, des lettres ou de la possibilité d’en écrire. Je n’ai pour ainsi dire jamais été trompé par les gens, par des lettres toujours ; et cette fois ce n’est pas par celles des autres mais par les miennes. Il y a là en ce qui me concerne un désagrément personnel sur lequel je ne veux pas m’étendre, mais c’est aussi un malheur général. La grande facilité d’écrire des lettres doit avoir introduit dans le monde – du point de vue purement théorique – un terrible désordre des âmes : c’est un commerce avec des fantômes, non seulement avec celui du destinataire, mais encore avec le sien propre ; le fantôme grandit sous la main qui écrit, dans la lettre qu’elle rédige, à plus forte raison dans une suite de lettres où l’une corrobore l’autre et peut l’appeler à témoin. Comment a pu naître l’idée que des lettres donneraient aux hommes le moyen de communiquer ? On peut penser à un être lointain, on peut saisir un être proche : le reste passe la force humaine. Ecrire des lettres, c’est se mettre nu devant les fantômes ; ils attendent ce moment avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route. C’est grâce à cette copieuse nourriture qu’ils se multiplient si fabuleusement. L’humanité le sent et lutte contre le péril ; elle a cherché à éliminer le plus qu’elle pouvait le fantomatique entre les hommes, elle a cherché à obtenir entre eux des relations naturelles, à restaurer la paix des âmes en inventant le chemin de fer, l’auto, l’aéroplane ; mais cela ne sert plus de rien (ces inventions ont été faites une fois la chute déclenchée) ; l’adversaire est tellement plus calme, tellement plus fort ; après la poste, il a inventé le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil. Les esprits ne mourront pas de faim, mais nous, nous périrons. »
Franz Kafka, Extrait de Lettres à Milena – Prague, début avril 1922 –
Dans ces scènes d’écriture, il n’est pas surprenant que la figure d’Eurydice soit évoquée. Et avec elle, l’impossible transparence. Eurydice est la Femme qui suit, dans l’ombre, sans qu’on puisse la voir ; il faut toujours la deviner, la chercher du regard mais sans se retourner, sans succomber à l’immédiateté. Une nouvelle fois, encore et toujours, la tragédie : la Lettre nous y conduit fatalement.
Rien de plus honteusement fascinant que la correspondance d’un écrivain. Ce type de lecture procure un plaisir particulier et paradoxal : intellectuel – découvrir obliquement une œuvre – et totalement interdit – satisfaire un certain voyeurisme en découvrant la sphère privée –. Chaque écrivain règle à sa façon la relation réversible, de distance et de proximité, unissant ses Lettres à son œuvre d’une part, à lui-même de l’autre. Observatoire critique, la correspondance rétroagit sur le projet littéraire, aide à le façonner, à le signifier, et constitue une pièce de création stratégique à part entière.
La Lettre est pour Milena ou pour Héloïse, pour Gala ou pour Brenda, ou encore pour une Autre, pas n’importe laquelle, celle qui, même en n’étant pas nommée comme telle, se reconnaît pourtant dans un « toi ».
L’entrée de la jeune traductrice tchèque dans la vie de Franz Kafka est comme un coup de vent frais.
Elle a 24 ans, lui 38.
« C’est un feu vivant, tel que je n’en ai encore jamais vu… En outre extraordinairement fine, courageuse, intelligente, et tout cela, elle le jette dans son sacrifice ou, si on veut, c’est grâce au sacrifice qu’elle l’a acquis. »
« Milena est comme la mer, forte comme la mer avec ses masses d’eau ; quand elle se méprend elle se rue aussi avec la force de la mer, quand l’exige la morte lune, la lointaine lune surtout. »
Ce feu fascine et mine Franz Kafka.
Cette passion, dont les Lettres permettent de suivre le progrès, ne dura qu’un instant, elle tient en quelques mois à peine. Puis leurs Lettres s’espacent, et les Baisers Ecrits s’effacent. Submergé par son angoisse, Kafka condamne Milena à ce qu’elle nommera, dans une Lettre à Max Brod, le « mal d’absence ».
Kafka, lui, cynique envers lui-même comme envers elle, écrit :
« Ce qui fut un lien brûlant est maintenant un mur, une montagne, ou, plus exactement, une tombe. »
Milena Jesenska mourra vingt ans après Kafka, dans le camp de concentration de Ravensbrück.
Que laisserons-nous aux générations futures ?
Des secondes pleines de sensations où nous savons que quelqu’un pense à nous, et va nous l’écrire bientôt.
Des minutes trop courtes pour se dire ce qui pourrait prendre une vie.
Des heures d’attente devant l’ordinateur qui ne voit pas arriver de message.
Des nuits trop longues dans l’envie d’être déjà au lendemain pour ouvrir ses mails.
LETTRE
« Ce n’est pas toi que j’aime, c’est bien plus, c’est mon existence, qui m’est donnée à travers toi. »
Frank Kafka, Lettres à Milena
À qui s’adresse la lettre?
De qui vient-elle?
Que contient-elle?
Ces questions ouvrent mon commentaire sans toutefois résumer ou rassembler ce qui s’y dessine.
« Voilà déjà bien longtemps Madame Milena, que je ne vous ai plus écrit, et, aujourd’hui encore, je ne le fais que par suite d’un hasard. Je n’aurais pas au fond à excuser mon silence, vous savez comme je hais les lettres. Tout le malheur de ma vie – je ne le dis pas pour me plaindre mais pour en tirer une leçon d’intérêt général – vient, si l’on veut, des lettres ou de la possibilité d’en écrire. Je n’ai pour ainsi dire jamais été trompé par les gens, par des lettres toujours ; et cette fois ce n’est pas par celles des autres mais par les miennes. Il y a là en ce qui me concerne un désagrément personnel sur lequel je ne veux pas m’étendre, mais c’est aussi un malheur général. La grande facilité d’écrire des lettres doit avoir introduit dans le monde – du point de vue purement théorique – un terrible désordre des âmes : c’est un commerce avec des fantômes, non seulement avec celui du destinataire, mais encore avec le sien propre ; le fantôme grandit sous la main qui écrit, dans la lettre qu’elle rédige, à plus forte raison dans une suite de lettres où l’une corrobore l’autre et peut l’appeler à témoin. Comment a pu naître l’idée que des lettres donneraient aux hommes le moyen de communiquer ? On peut penser à un être lointain, on peut saisir un être proche : le reste passe la force humaine. Écrire des lettres, c’est se mettre nu devant les fantômes ; ils attendent ce moment avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route. C’est grâce à cette copieuse nourriture qu’ils se multiplient si fabuleusement. L’humanité le sent et lutte contre le péril ; elle a cherché à éliminer le plus qu’elle pouvait le fantomatique entre les hommes, elle a cherché à obtenir entre eux des relations naturelles, à restaurer la paix des âmes en inventant le chemin de fer, l’auto, l’aéroplane ; mais cela ne sert plus de rien (ces inventions ont été faites une fois la chute déclenchée) ; l’adversaire est tellement plus calme, tellement plus fort ; après la poste, il a inventé le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil. Les esprits ne mourront pas de faim, mais nous, nous périrons. »
Franz Kafka, Extrait de Lettres à Milena
– Prague, début avril 1922 –
Dans cette scène d’écriture, il n’est pas surprenant que la figure d’Euridyce soit évoquée. Et avec Elle, l’impossible transparence. Euridyce est la Femme qui suit, dans l’ombre, sans qu’on puisse La voir ; il faut toujours La deviner, La chercher du regard mais sans se retourner, sans succomber à l’immédiateté. Une nouvelle fois, encore et toujours, la tragédie : la Lettre nous y conduit fatalement.
C’est vraiment de l’excellent travail, Michèle !
Bon début de semaine a Tous!
J’espère que vous avez Tous passé un excellent week-end où que Vous soyez !
à suivre…
Rome, le 19 novembre 2007
D
Nostalgic memories ..
I think life was much more meaningful then ..with a time to pause & reflect..
LETTRE A UN FANTOME
Que mes mots s’envolent vers Toi !
« Ce n’est pas toi que j’aime, c’est bien plus, c’est mon existence, qui m’est donnée à travers toi. »
Frank Kafka, Lettres à Milena
À qui s’adresse la Lettre ?
De qui vient-elle?
Que contient-elle?
Ces questions ouvrent mon commentaire sans toutefois résumer ou rassembler ce qui s’y dessine.
L’art épistolaire, qu’il s’agisse de Lettres authentiques ou fictives, permet une construction de l’image de soi, à la fois adaptée au destinataire et choisie par l’épistolier.
Comme l’écrit Bernard Beugnot : « L’épistolier est un artisan de soi. »
Ces questions ne mériteraient pas d’être promues au rang d’interrogatifs si elles ne renvoyaient qu’à un sentiment désagréable ; en fait, ce sentiment nous met en rapport, sans discrétion, avec la tragédie. Le problème de la Lettre, ou plus précisément de l’envoi de la Lettre, est tragique pour autant que l’envoi ne garantit pas la relation, le lien, qu’on désire désespérément instituer. Le drame vient de l’absence de lien. Mais surtout, le drame provient du caractère non assuré du lien, de sa précarité, car une Lettre peut toujours ne pas arriver à destination. Il faut toujours craindre qu’une Lettre se perde, que la correspondance soit rompue.
La Lettre d’Amour, s’écrivant dans la distance, implique toujours une certaine différance du contact ; la Lettre d’Amour n’est jamais sûre d’atteindre ce qu’elle vise, même si elle arrive. Pourtant la Lettre d’Amour est indissociable de la singularité d’un désir, désir d’atteindre, non pas un Autre, mais cet Autre-ci : l’Autre en tant qu’Unique. En tant que trace singulière et singularisante, la Lettre d’Amour cherche à instituer l’Autre en tant qu’Autre, en l’appelant par son nom, même quand elle ne le nomme pas. Mais si la Lettre d’Amour s’écrit toujours dans la distance, elle s’écrit également en opposition à la distance, contre elle ; elle désire combler la béance et se résoudre en elle. Puisque la venue de l’Autre signerait la mort de l’Autre comme Autre, la mort de l’Amour et la mort de l’Ecriture. Aussi, la Lettre d’Amour, tout en appelant l’Autre et en allant à sa rencontre, veille à préserver la distance. De façon plus précise, la Lettre d’Amour travaille au profit de cette rencontre à venir – qui ne vient jamais – en suscitant un double mouvement : de soi à l’Autre et de l’Autre à soi. L’envoi de la Lettre à un sens pour autant qu’elle fournit l’occasion à l’Ego de se réfléchir dans la figure d’un Alter-ego, réduit ici à une figure purement spéculaire, un Autre soi, c’est-à-dire tout sauf de l’Autre.
Le secret de la Lettre d’Amour, ce qui ne cesse de se nier en se disant et qui, par là, se dit en se niant, réside dans le désir d’être l’Autre, littéralement. Le secret de la Lettre d’Amour c’est de croire à l’indistinction, à l’indifférenciation entre « moi » et « toi », c’est qu’il n’y ait pas d’expéditeur, pas d’adresse ; c’est de bouleverser l’ordre de la communication, c’est d’être parole errante entre « toi » et « moi », que nous pouvons nous approprier, l’Un dans l’Autre, l’Un pour l’Autre.
Il suffit de relire quelques Lettres à Milena pour s’en convaincre :
«… Au lieu de dormir, j’ai passé la nuit avec tes lettres (pas tout à fait volontairement, je dois l’avouer). Cependant, je ne suis pas encore dans le dernier dessous. A vrai dire, je n’ai pas reçu de lettre, mais cela ne fait rien non plus. Il vaut beaucoup mieux maintenant ne pas s’écrire chaque jour ; tu t’en es rendu compte en secret, avant moi. Les lettres quotidiennes, au lieu de fortifier, dépriment ; autrefois, je buvais ta lettre d’un trait, et je devenais aussitôt (je parle de Prague, non de Merano) dix fois plus fort et dix fois plus altéré. Mais maintenant, c’est tellement triste ! Je me mords les lèvres en te lisant ; rien n’est plus sûr sauf la petite douleur dans les tempes. Mais peu importe, excepté une chose, une seule chose, Milena : d’abord, ne pas tomber malade. Ne pas écrire est bon (combien de jour me faut-il pour venir à bout de deux lettres comme celles d’hier, Sotte question, peut-on venir en venir à bout en deux jours ?), mais il ne faut pas que la maladie en soit la cause. Je ne pense qu’à moi en parlant ainsi. Que ferais-je si tu étais malade ? Très probablement, ce que je fais maintenant, mais comment ? Non, je ne veux pas y songer. Et pourtant, quand je pense à toi, toujours étendue dans ton lit, comme tu étais à Gmünd le soir, dans le pré (où je te parlais de mon ami et où tu écoutais si peu). Et ce n’est pas une image douloureuse, c’est proprement le meilleur au contraire de ce que je suis capable de penser en ce moment : tu es au lit, je te soigne un pue, je vais, je viens, je te pose la main sur le front, je m’abîme dans tes yeux quand je me penche sur toi, je sens ton regard qui me suit quand je vais et viens dans la chambre, et je sens toujours, avec un orgueil que je ne peux plus maîtriser, que je vis pour toi, que j’en ai la permission, et je remercie le destin parce que tu t’es un jour arrêtée près de moi et que tu m’as tendu la main. Et ne serait-ce qu’une maladie qui passera bientôt et te laissera mieux portante que tu n’étais auparavant, et dont tu te relèveras plus grand, tandis qu’un jour, bientôt, et espérons-le, sans douleur et sans bruit, je m’enfoncerai dans la terre. Ce n’est pas cela qui me tourmente, mais l’idée que tu tombes malade si loin de moi… »
Franz Kafka, Extrait de Lettres à Milena – Août 1920 –
« Voilà déjà bien longtemps Madame Milena, que je ne vous ai plus écrit, et, aujourd’hui encore, je ne le fais que par suite d’un hasard. Je n’aurais pas au fond à excuser mon silence, vous savez comme je hais les lettres. Tout le malheur de ma vie – je ne le dis pas pour me plaindre mais pour en tirer une leçon d’intérêt général – vient, si l’on veut, des lettres ou de la possibilité d’en écrire. Je n’ai pour ainsi dire jamais été trompé par les gens, par des lettres toujours ; et cette fois ce n’est pas par celles des autres mais par les miennes. Il y a là en ce qui me concerne un désagrément personnel sur lequel je ne veux pas m’étendre, mais c’est aussi un malheur général. La grande facilité d’écrire des lettres doit avoir introduit dans le monde – du point de vue purement théorique – un terrible désordre des âmes : c’est un commerce avec des fantômes, non seulement avec celui du destinataire, mais encore avec le sien propre ; le fantôme grandit sous la main qui écrit, dans la lettre qu’elle rédige, à plus forte raison dans une suite de lettres où l’une corrobore l’autre et peut l’appeler à témoin. Comment a pu naître l’idée que des lettres donneraient aux hommes le moyen de communiquer ? On peut penser à un être lointain, on peut saisir un être proche : le reste passe la force humaine. Ecrire des lettres, c’est se mettre nu devant les fantômes ; ils attendent ce moment avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route. C’est grâce à cette copieuse nourriture qu’ils se multiplient si fabuleusement. L’humanité le sent et lutte contre le péril ; elle a cherché à éliminer le plus qu’elle pouvait le fantomatique entre les hommes, elle a cherché à obtenir entre eux des relations naturelles, à restaurer la paix des âmes en inventant le chemin de fer, l’auto, l’aéroplane ; mais cela ne sert plus de rien (ces inventions ont été faites une fois la chute déclenchée) ; l’adversaire est tellement plus calme, tellement plus fort ; après la poste, il a inventé le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil. Les esprits ne mourront pas de faim, mais nous, nous périrons. »
Franz Kafka, Extrait de Lettres à Milena – Prague, début avril 1922 –
Dans ces scènes d’écriture, il n’est pas surprenant que la figure d’Eurydice soit évoquée. Et avec elle, l’impossible transparence. Eurydice est la Femme qui suit, dans l’ombre, sans qu’on puisse la voir ; il faut toujours la deviner, la chercher du regard mais sans se retourner, sans succomber à l’immédiateté. Une nouvelle fois, encore et toujours, la tragédie : la Lettre nous y conduit fatalement.
Rien de plus honteusement fascinant que la correspondance d’un écrivain. Ce type de lecture procure un plaisir particulier et paradoxal : intellectuel – découvrir obliquement une œuvre – et totalement interdit – satisfaire un certain voyeurisme en découvrant la sphère privée –. Chaque écrivain règle à sa façon la relation réversible, de distance et de proximité, unissant ses Lettres à son œuvre d’une part, à lui-même de l’autre. Observatoire critique, la correspondance rétroagit sur le projet littéraire, aide à le façonner, à le signifier, et constitue une pièce de création stratégique à part entière.
La Lettre est pour Milena ou pour Héloïse, pour Gala ou pour Brenda, ou encore pour une Autre, pas n’importe laquelle, celle qui, même en n’étant pas nommée comme telle, se reconnaît pourtant dans un « toi ».
L’entrée de la jeune traductrice tchèque dans la vie de Franz Kafka est comme un coup de vent frais.
Elle a 24 ans, lui 38.
« C’est un feu vivant, tel que je n’en ai encore jamais vu… En outre extraordinairement fine, courageuse, intelligente, et tout cela, elle le jette dans son sacrifice ou, si on veut, c’est grâce au sacrifice qu’elle l’a acquis. »
« Milena est comme la mer, forte comme la mer avec ses masses d’eau ; quand elle se méprend elle se rue aussi avec la force de la mer, quand l’exige la morte lune, la lointaine lune surtout. »
Ce feu fascine et mine Franz Kafka.
Cette passion, dont les Lettres permettent de suivre le progrès, ne dura qu’un instant, elle tient en quelques mois à peine. Puis leurs Lettres s’espacent, et les Baisers Ecrits s’effacent. Submergé par son angoisse, Kafka condamne Milena à ce qu’elle nommera, dans une Lettre à Max Brod, le « mal d’absence ».
Kafka, lui, cynique envers lui-même comme envers elle, écrit :
« Ce qui fut un lien brûlant est maintenant un mur, une montagne, ou, plus exactement, une tombe. »
Milena Jesenska mourra vingt ans après Kafka, dans le camp de concentration de Ravensbrück.
Que laisserons-nous aux générations futures ?
Des secondes pleines de sensations où nous savons que quelqu’un pense à nous, et va nous l’écrire bientôt.
Des minutes trop courtes pour se dire ce qui pourrait prendre une vie.
Des heures d’attente devant l’ordinateur qui ne voit pas arriver de message.
Des nuits trop longues dans l’envie d’être déjà au lendemain pour ouvrir ses mails.
Rome, le 20 novembre 2007
D